J'ai maintenant 11 ou 12 ans et la mode est au caban : loup de mer , c'est pas mal non plus!
J'ai en tête " L'étrange aventure de Mme Muir" , le fantôme du capitaine est diablement séduisant..
Avec le col remonté, le bonnet marin et l'air pas commode, je franchis la porte vitrée de l'épicerie Villion
( ne jamais y acheter de yaourts au chocolat , ils sont toujours avariés avant la date, le frigo est fatigué )
et c'est un vrai triomphe : Mme Villion-mère , grosse femme revêche juchée sur sa haute chaise paillée devant la caisse , me salue d'un : " Et pour le jeune homme , qu'est ce que ce sera ??" J'en avale ma salive de saisissement et , prenant une voix adaptée à mon nouvel état ( donc grave et bourrue) je demande les deux boites de petits pois extra-fins prévus pour accompagner le rôti de midi .
De ce jour, je me mets à cultiver mon personnage, m'essayant même un matin à la bagarre, avec l'ignoble Dufour qui cherchait des noises à ma sœur dans le car .
Bien sur, je ne fais pas le poids, mais le bouton arraché de mon caban comme preuve irréfutable de ma bravoure, je rentre gonflée de gloire à la maison où je déchante rapidement face aux récriminations du grand conseil familial.
Depuis quelques temps , on voit des affiches un peu olé-olé à l'EDEN: beaucoup de décolletés : Brigitte , Angélique , Michèle, Gina et claudia, j'en passe des plus pulpeuses encore, et les rassemblements pétaradants des Samedi sont toujours plus agités . Francine se met du fard à joues pendant le trajet jusqu'à Compiègne et elle m'a montré son soutien-gorge à balconnet dans les toilettes du Lycée .
Moi, j'ai laissé repoussé ms cheveux et affectionne un manteau-maxi, marron . Je suis passée à la phase romantique, j'aime les histoires d'amour tragiques et là, je suis servie , car à l'EDEN , on passe "ROMEO et JULIETTE" de Zeffirelli. C'est ce soir, et Claire , ma meilleure copine ,qui habite tout en haut, la grande maison dans le parc, a aussi permission de sortie .
en attendant , dernière corvée : aller choisir des merlans à la poissonnerie : ma grand-mère , qui habite maintenant sa chouette maison au pied de la forêt ( le renard lui dévore ses poules) ,m'a bien recommandé d'examiner les yeux des poissons qui doivent être très brillants.
Monsieur Delbaux , en forme, le crayon coincé derrière l'oreille gauche est en train de servir un jeune homme que je ne connais pas . " Tiens! bonjour Charlotte ! tu viens pour les merlans, je suis à toi dans un instant! mais , que je fasse les présentations : c'est Christophe, le petit fils de Madame Thibaut, de la rue du Paradis "
L'intéressé se retourne, et là, j'ai le choc de ma vie , car il ressemble trait pour trait, en plus jeune , à Robert Taylor jouant Lancelot dans "Les chevaliers de la table ronde"...
Je souris poliment et serre la main qu'il me tend .
Décidément, Maurice est en verve aujourd'hui : " Vous avez vu, les jeunes, je passe un beau film ce soir, en plus c'est du Shakespeare , vous n'apprenez pas çà à l'école ??"
Je suis telle ment troublée que j'en oublie de vérifier les yeux des merlans . Au moment où Monsieur Delbaux les fait glisser sur le papier , il me semble bien qu'ils sont du genre vitreux, mais je n'ai pas le temps de réagir , car le fameux Christophe vient de sortir en me lançant " Salut! à ce soir, peut-être!"
Je paye au plus vite pour m'éloigner du bac de crevettes roses qui empestent terriblement, et je rentre à la maison en flottant un peu . Les merlans , bien grillés à la poêle , passent comme une lettre à la poste, et je me retrouve à tourner en rond dans ma chambre en me demandant quel pull je vais bien pouvoir mettre ce soir .
Claire m'a téléphoné et nous nous retrouvons à l'heure convenue devant le cinéma.
L'EDEN n'a guère changé depuis l'épisode des pétards , sauf peut-être en pire : les sièges sont carrémént effondrés.
L'affaire de Monsieur Delbaux semble péricliter. Marie-Pierre , l'épouse aux mouchoirs est partie loin des odeurs de poissons et Francine réside chez sa tante , à Paris où elle apprend la coiffure.
Au moment où nous entrons nous assoir, la lumière s'éteint déjà , et dans l'obscurité , j'aperçois une silhouette qui s'installe sur la même rangée que nous. Je grogne intérieurement contre cette intrusion : la salle est à moitié vide et il y a bien assez de places pour ne pas se coller les uns contre les autres.
Claire me raconte les dernières de son frère ainé , parti en Bretagne depuis plusieurs mois .
La lumière se rallume pour l'entracte : c'est Christophe Inconnu qui est assis, comme par hasard à côté..
sourires, nouvelles présentations etc..
De nouveau , le noir, le générique et la musique m'emportent, les images aussi, irrémédiablement, vers le dénouement stupidement fatal.
J'ai envie de me lever pour ne pas assister à tant de gâchis, mais alors que je sens des larmes incontrôlables glisser le long de mon nez, une main réconfortante vient cueillir la mienne . Je ne dis rien. Le film se termine .
J'ai réussi à essuyer mes yeux à tâtons . Ce qui me console , c'est que Claire aussi a le regard rougi .
Dehors , il fait vraiment froid. Ce sont les vacances de Toussaint , je viens de voir mon dernier film à l'EDEN , mais je ne le sais pas encore . Je viens aussi de rencontrer celui qui deviendra, un peu plus tard, mon premier mari, mais je ne le sais pas non plus..
Les années passent comme le vent , me voici de nouveau au même endroit , et j'ai les cheveux courts , comme avant .
Les mains dans les poches, je descends la rue sans plus m'attarder.
sur la grand -place , l'immense sapin illumine le parking, la pharmacie est encore ouverte, elle a changé depuis longtemps de propriétaire .
Je m'engouffre dans la voiture où Sébastien m'attend, direction St Sauveur pour les retrouvailles de Noël avec toute la famille.
L'EDEN -CINEMA n'existe plus,
mais le film est loin d'être terminé.
FIN
28 Septembre 2009.
Cette nouvelle a participé au concours de nouvelles liées au cinéma , "prix Jean Lescure" ,
Merci à Christian Cazals ( Miscellanées) qui m'a poussée à tenter l'aventure .
Ce récit est une fiction , librement inspirée de souvenirs personnels.
Les illustrations sont des clichés de fragments de deux panneaux peinture-collages ( Mottelet)