lundi 22 février 2010

"Kismèt" De Rainer Maria Rilke


Le puissant Kràl était assis de toute sa largeur et de tout son poids sur le talus du chemin strié par les ornières.
Tjana était accroupie à son côté. Elle pressait son visage d'enfant dans ses mains brunes et elle restait ainsi, les yeux écarquillés, écoutant, épiant. Ils regardaient le soir d'automne .Devant eux sur la prairie blême, malade, se tenait la roulotte verte,et au dessus de la porte flottaient doucement des langes de toutes les couleurs.De l'étroit conduit de cheminée sortaient les tourbillons d'une légère fumée bleue qui s'effilochait en hésitant dans l'air lourd. Derrière, sur les pentes qui semblaient venir mourir en longues vagues basses, pataugeait la harridelle de trait qui broutait à la hâte le maigre regain. Souvent elle s'arrêtait,levait la tête et regardait de ses bons yeux patients ce même soir où s'enflammaient et saluaient des petites fenêtres de village.
"Dis-moi,commença Kràl avec une farouche décision, c'est à cause de toi qu'il est là."
Tjana se taisait.
"Sinon ,que fait Prokopp ici?" maugréa Kràl.
Tjana haussa les épaules , arracha d'un geste vif une herbe longue et argentée et la tint, joueuse entre ses dents d'une blancheur étincelante. Puis elle ne bougea plus , comme si elle comptait les lumières du village.
Puis, en face, l'angélus commença.
La petite cloche aigüe, épuisée ,se hâtait de finir. Elle s'arrêta brusquement. Il restait dans l'air comme une plainte. La jeune Tzigane rejeta ses bras sveltes en arrière et s'adossa à la pente.Elle ferma les yeux. Elle entendait la timide stridulation des grillons et la voix fatiguée de sa sœur qui chantait une berceuse dans la voiture verte.
Tous deux passèrent un moment à écouter. Puis l'enfant, dans la voiture, se mit à pleurer doucement, en notes longues et désespérées. Tjana tourna la tête vers le Tzigane et dit, moqueuse: "Tu ne vas pas aider ta femme , Kràl ? L'enfant pleure."
Kràl lui saisit la main;
"C'est à cause de toi que Prokopp est là", dit-il , furieux , pour seule réponse.
La fille hocha la tête avec défi:" Je sais."
Alors le puissant Kràl lui saisit aussi l'autre main et la pressa contre la pente. Tjana était comme crucifiée.
Elle se mordit les lèvres jusqu'au sang pour ne pas crier.Il s'était penché sur elle avec un air de menace .Tjana ne voyait plus rien du soir. Elle ne voyait que lui et ses larges et lourdes épaules. Il était si grand au dessus d'elle qu'il cachait la voiture ,et le village, et le ciel pâle.
Elle ferma les yeux l'espace d'une seconde et sentit "Kràl veut dire roi en allemand . Et c'en est un."
Mais l'instant d'après elle ressentit la brûlante douleurs à ses poignets comme une humiliation . Elle sursauta, se libéra dans une brusque secousse et se dressa devant Kràl avec des yeux farouches qui lançaient des étincelles.
"Que veux-tu?" gémit-il.
Tjana sourit doucement: "Danser".
Et elle leva ses bras sveltes et délicats d'enfant et les fit doucement, lentement flotter de haut en bas et de bas en haut , comme si ces mains brunes allaient se transformer en ailes. Elle renversa la tête , profondément, au point que ses cheveux noirs glissèrent de tout leur poids, et elle offrit à la première étoile son sourire étranger.
Ses pieds nus ,aux attaches légères, cherchaient un rythme en tâtonnant, et il y avait dans son jeune corps un balancement et un enlacement, à la fois volupté consciente et abandon sans volonté, comme on les trouve chez les fleurs délicates aux longues tiges quand elles reçoivent le baiser du soir.
Kràl se tenait devant elle, les genoux tremblants. Il voyait le bronze pâle de ses épaules nues. Il le ressentait obscurément: Tjana dansait l' Amour.

Extrait du recueil de nouvelles " Au fil de la vie " , de Rainer Maria Rilke , paru chez Folio


Découvrez la playlist the road of the gypsies avec Tony Gatlif

La lecture de ce livre (qui m'a été offert par Mona , que je salue et remercie ) coïncide avec la sortie du nouveau film de Tony Gatlif  " LIBERTÉ" qui aborde le sujet de la déportation et de l'extermination des Tziganes par les nazis pendant la deuxième guerre mondiale . Ce thème  grave est porté par la fougue de ce réalisateur et traité sans pathos inutile . en voici la bande annonce:



Je dédie ce billet à Roland , ami diacre de la région de Compiègne , qui œuvre depuis des années ,pour la défense des communautés Roms et Tziganes de toute la région Nord Picardie , et ce, malgré le manque de soutien , pour ne pas dire plus , des instances politiques locales.


11 commentaires:

  1. Hello
    Quand tu n'es pas là, j'ai comme un manque...
    :)
    Ce film a l'air super.
    Rien à voir, mais je suis allée voir "Océans" et je ne m'attendais pas à aimer autant.

    Un copain instit a longtemps bossé avec les nomades ( bus école)...cette question m'a toujours interessée +++

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  2. coucou Lôlà!!
    Je pense aller voir Océan cette semaine , avant la reprise de mon rythme speed !!, Je connais également un collègue musicien- intervenant , qui a aussi fait , auparavant,de l'enseignement avec les enfants du voyage.
    je profite encore de la fin des vacances .. après , j'aurai moins de temps pour le blog!!!

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  3. Ça donne envie de lire et ça donne envie d'aller au cinéma... Merci pour ces bons conseils ! :~)

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  4. Cette bande-annonce me donne envie d'aller voir ce film,,,
    moi aussi, ex-enseignante, j'avais dans ma circonscription, un intervenant chez les gens du voyage, et j' avais tous les ans des enfants qui revenaient dans ma classe.
    Pas toujours évident à scolariser ....

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  5. J'ai une petite passion pour Rilke. Quand le cirque passait au village, pour la fête, on voyait débarquer leurs enfants à l'école. Le "monsieur" insistait lourdement pour que l'on soit gentil avec eux d:)

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  6. merci pour tous vos mots...
    souvent, les voyageurs du vent font peur à cause de leur trop grande liberté , leur refus des cadres et des normes .. en fait je pense que nous avons peur de cette part sauvage que nous avons perdue depuis si longtemps et qu'ils continuent à vivre par leur errance revendiquée.

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  7. http://blogborygmes.free.fr/blog/index.php/2008/09/08/1015-la-jettatura

    J'avais écrit dans blogbo il y a ... Un certain temps une petite histoire, fort en rapport avec ton billet de ce jour.

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  8. Le lien ne fonctionne pas, mais tu peux taper dans le petit rectangle (àdroite) : la jettatura

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  9. Tant de souffrances dans certaines vies! Parfois on peut glisser quelques étincelles dans le regard d'un enfant et là, on est heureux!

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  10. J'ai toujours aimé le regard de Rilke, son style aussi, mais comme je ne le connais que par la traduction, c'est un peu court… En particulier ses «Lettres à un jeune poète», un livre qui m'a longtemps accompagné, jusqu'à ce qu'un déménagement de trop l'emporte.

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  11. Bravo pour ces chapeaux vraiment très rigolos et *portables*. Béatrice de Lausanne.

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