samedi 4 septembre 2010

La Saveur du plaisir / 5




Henri Grenu, assis à la table de cuisine  , pianote nerveusement sur la pierre lisse et froide du plateau.
Son ami Gaspard a été très chic de lui laisser les clés de son appartement ,parti lui-même en escapade-repérage  avec sa nouvelle attachée commerciale.
  Il n'a pas menti sur le confort et la technicité de l'équipement de son antre de maitre-queue : four vapeur , turbine dernier cri , robots , siphon , étuve et batterie étincelante , le rêve ! Le seul hic , ce balcon à coulisse.
Quand Jules Massart l'a supplié de venir dans sa  bourgade de province à l'occasion de ces fichus "Trophées" dont il était l'initiateur , il a failli refuser , excédé à l' avance par toute cette agitation ultra -médiatisée .
L'engouement soudain des foules  pour l'Art culinaire lui semble absolument factice : tous ces ateliers , Académies de pacotille, émissions télé scénarisées à outrance  lui coupent  l'appétit.
Et puis cette surenchère de trouvailles improbables , d' associations calamiteuses !!!
N'a-t-il pas dégusté ( manqué de recracher ,oui! ), il y a deux jours  , dans l'un de ces nouveau temple du "Fooding", une " Émulsion pétillante de bulots pochés sur  fine tranchée d'agneau nouvelet" : il a beau être l'hôte d' une contrée maritime , il est incapable d'ingérer  des bulots , même en émulsion !
Avec la Pipolisation  des chefs ,on a basculé dans l'ère du pompeux boursouflé , et les Gogos-gavés en redemandent!
Aussi , craint-il le pire pour Samedi , où  tout le gratin local de ces apprentis- Bocuse va lui infliger ses recettes gastronomiques . Il a prévu un tube de ses pastilles digestives effervescentes pour remédier aux dégâts collatéraux.
Pour remettre les trophées ( 1 , 2 , 3 , comme aux jeux olympiques) , il faut préalablement goûter ....Hélas ...
Pour sa part , l'œil et la narine lui suffisent pour juger .
Les Grenu sont artistes-gourmands chroniques depuis au moins quatre générations : Papy Grenu a tenu en son temps une auberge en basse vallée du Rhône , où sa fantaisie créative ,alliée à un bon sens terrien presque primaire a attiré à sa table toutes les catégories de convives : On parle encore avec regrets et émotion , dans certains dîners blafards, de son fameux"Craquant de pintade aux cèpes" .
Henri , issu de cette dynastie a un palais très sensuel  et intuitif . D'un naturel paresseux , volontiers trivial par provocation , il a poussé comme un champignon sur ce terreau familial tout en ruant dans les brancards .
Préférant  savourer , musarder , humer, plutôt que s'échiner aux fourneaux,
il  coupe court aux études hôtelières jugées trop contraignantes à son goût, et après avoir bourlingué de longues années, enchainant des emplois de bric et de broc, le voici  aujourd'hui l' un des critiques les plus redoutés de la profession ;
De sensibilité très éclectique , on ne peut le rattacher à aucun courant précis ,et c'est justement ce qui fait la terreur des restaurateurs débutants qui auraient souhaité le caresser dans le sens de la papille .
Avec un tel tempérament , il est resté "solo " , n'ayant jamais envisagé l'idée même de  la compromission conjugale .
Mais il aime à cultiver une réputation de séducteur irascible , se délectant à semer lui même les ragots qui font les choux gras des brigades dans les plus grandes Maisons.
"Donc , Samedi est après demain " rumine-il en  couvant d'un regard morne les petites masses carbonisées de ses "Délicatesses" . Repoussant la chaise chromée , il saisit le papier- cuisson roussi en y enfermant les crottes noires et jette le tout dans la haute poubelle automatique qui ouvre sa gueule béante en claquant des mâchoires .
L'immense réfrigérateur immaculé invite à la méditation  : une mousse de fromage blanc , deux cuillères de cette excellente confiture de pèches de vigne lui feront un en-cas idéal et suffisant .
Henri est un bec sucré , bien peu le savent .
Il a envie qu'on l'époustoufle , qu'enfin lui arrive le coup de foudre gustatif , le "Tomber en Amour " immédiat , fatal , pour cause de fulgurance du goût .
Mourir de bonheur .
Sa langue en palpite et frémit .
Une saveur de fraise acidulée lui revient brusquement.

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7 commentaires:

  1. l'écriture est savoureuse, le style, piquant d'humour et l'histoire troussée comme une nappe qui laisserait voir un pied de table galbé.
    Ma chère kroukougnouche, j'aime beaucoup cette nouvelle qui remet bien des choses en place dans ce monde où la course à l'échalote, transforme nos apprentis chef-chef le plus souvent en ridicules marmitons.
    Très cordialement,

    Roger

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  2. Merci Roger!!
    Je reprends pied avant la rentrée ,après un été haut en couleurs dont le crescendo fut il y a 8 jours , le mariage de mon fils ainé ..!
    je vais de nouveau retourner flâner sur les chemins de tes magnifiques jardins éphémères , Bon dimanche à toi!

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  3. Quel régal cette histoire, j'adore ton regard amusé sur les dernières modes en tout genre...

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  4. Une émulsion pétillante de bulots pochés sur fine tranchée d'agneau nouvelet ????? Beuuuuuurk ! Nous sommes tous des Henri Grenu ! :~)

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  5. Et pourtant les bulots c'est bon!!

    Ton texte, un véritable repoussoir de la nouvelle cuisine. Bravo!
    Je préfère la tienne.

    C.C

    Même sans sel.

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  6. ce Grenu commence à me plaire et bon sang, qu'est-ce qu'il cause bien !

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  7. Les bulots sont délicieux, cuits mais pas trop, avec du relévé dans le bouillon, et dégistés illico, pas de lendemains qui chantent pour ces bestioles, non. c'est Grenu qui me l'a dit dans l'oreille. Il n'est pas si revêche qu'il le laisse penser...Nan ?

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