dimanche 14 mars 2010

CINEMA -POISSONNERIE / 5 - FIN



J'ai maintenant 11 ou 12 ans et la mode est au caban : loup de mer , c'est pas mal non plus!
J'ai en tête " L'étrange aventure de Mme Muir" , le fantôme du capitaine est diablement séduisant..
Avec le col remonté, le bonnet marin et l'air pas commode, je franchis la porte vitrée de l'épicerie Villion
( ne jamais y acheter de yaourts au chocolat , ils sont toujours avariés avant la date, le frigo est fatigué )
et c'est un vrai triomphe : Mme Villion-mère , grosse femme revêche juchée sur sa haute chaise paillée devant la caisse , me salue d'un : " Et pour le jeune homme , qu'est ce que ce sera ??" J'en avale ma salive de saisissement et , prenant une voix adaptée à mon nouvel état ( donc grave et bourrue) je demande les deux boites de petits pois extra-fins prévus pour accompagner le rôti de midi .
De ce jour, je me mets à cultiver mon personnage, m'essayant même un matin à la bagarre, avec l'ignoble Dufour qui cherchait des noises à ma sœur dans le car .
Bien sur, je ne fais pas le poids, mais le bouton arraché de mon caban comme preuve irréfutable de ma bravoure, je rentre gonflée de gloire à la maison où je déchante rapidement face aux récriminations du grand conseil familial.

Depuis quelques temps , on voit des affiches un peu olé-olé à l'EDEN: beaucoup de décolletés : Brigitte , Angélique , Michèle, Gina et claudia, j'en passe des plus pulpeuses encore, et les rassemblements pétaradants des Samedi sont toujours plus agités . Francine se met du fard à joues pendant le trajet jusqu'à Compiègne et elle m'a montré son soutien-gorge à balconnet dans les toilettes du Lycée . 
Moi, j'ai laissé repoussé ms cheveux et affectionne un manteau-maxi, marron . Je suis passée à la phase romantique, j'aime les histoires d'amour tragiques et là, je suis servie , car à l'EDEN , on passe "ROMEO et JULIETTE" de Zeffirelli. C'est ce soir, et Claire , ma meilleure copine ,qui habite tout en haut, la grande maison dans le parc, a aussi permission de sortie .
en attendant , dernière corvée : aller choisir des merlans à la poissonnerie : ma grand-mère , qui habite maintenant sa chouette maison au pied de la forêt ( le renard lui dévore ses poules) ,m'a bien recommandé d'examiner les yeux des poissons qui doivent être très brillants.
Monsieur Delbaux , en forme, le crayon coincé derrière l'oreille gauche est en train de servir un jeune homme que je ne connais pas . " Tiens! bonjour Charlotte ! tu viens pour les merlans, je suis à toi dans un instant! mais , que je fasse les présentations : c'est Christophe, le petit fils de Madame Thibaut, de la rue du Paradis "
L'intéressé se retourne, et là, j'ai le choc de ma vie , car il ressemble trait pour trait, en plus jeune , à Robert  Taylor jouant Lancelot dans "Les chevaliers de la table ronde"...
Je souris poliment et serre la main qu'il me tend . 
Décidément, Maurice est en verve aujourd'hui : " Vous avez vu, les jeunes, je passe un beau film ce soir, en plus c'est du Shakespeare , vous n'apprenez pas çà à l'école ??"
Je suis telle ment troublée que j'en oublie de vérifier les yeux des merlans . Au moment où Monsieur Delbaux les fait glisser sur le papier , il me semble bien qu'ils sont du genre vitreux, mais je n'ai pas le temps de réagir , car le fameux Christophe vient de sortir en me lançant " Salut! à ce soir, peut-être!"
Je paye au plus vite pour m'éloigner du bac de crevettes roses qui empestent terriblement, et je rentre à la maison en flottant un peu . Les merlans , bien grillés à la poêle , passent comme une lettre à la poste, et je me retrouve à tourner en rond dans ma chambre en me demandant quel pull je vais bien pouvoir mettre ce soir .
 Claire m'a téléphoné et nous nous retrouvons à l'heure convenue devant le cinéma.
L'EDEN n'a guère changé depuis l'épisode des pétards , sauf peut-être en pire : les sièges sont carrémént effondrés.
L'affaire de Monsieur Delbaux semble péricliter. Marie-Pierre , l'épouse aux mouchoirs est partie loin des odeurs de poissons et Francine réside chez sa tante , à Paris où elle apprend la coiffure.
Au moment où nous entrons nous assoir, la lumière s'éteint déjà , et dans l'obscurité , j'aperçois une silhouette qui s'installe sur la même rangée que nous. Je grogne intérieurement contre cette intrusion : la salle est à moitié vide et il y a bien assez de places pour ne pas se coller les uns contre les autres.
 Claire me raconte les dernières de son frère ainé , parti en Bretagne depuis plusieurs mois .
La lumière se rallume pour l'entracte : c'est Christophe Inconnu qui est assis, comme par hasard  à côté..
sourires, nouvelles présentations etc..

De nouveau , le noir, le générique et la musique m'emportent, les images aussi, irrémédiablement, vers le dénouement stupidement fatal.
J'ai envie de me lever pour ne pas assister à tant de gâchis, mais alors que je sens des larmes incontrôlables glisser le long de mon nez, une main réconfortante vient cueillir la mienne . Je ne dis rien. Le film se termine .
J'ai réussi à essuyer mes yeux à tâtons . Ce qui me console , c'est que Claire aussi a le regard rougi .
Dehors , il fait vraiment froid. Ce sont les vacances de Toussaint , je viens de voir mon dernier film à l'EDEN , mais je ne le sais pas encore . Je viens aussi de rencontrer celui qui deviendra, un peu plus tard, mon premier mari, mais je ne le sais pas non plus..
Les années passent comme le vent , me voici de nouveau au même endroit , et j'ai les cheveux courts , comme avant .
Les mains dans les poches, je descends la rue sans plus m'attarder.
sur la grand -place , l'immense sapin illumine le parking, la pharmacie est encore ouverte, elle a changé depuis longtemps de propriétaire .
Je m'engouffre dans la voiture où Sébastien m'attend, direction St Sauveur pour les retrouvailles de Noël avec toute la famille.
L'EDEN -CINEMA n'existe plus,
mais le film est loin d'être terminé.

                   FIN

28 Septembre 2009.
Cette nouvelle a participé au concours de nouvelles liées au cinéma , "prix Jean Lescure"  , 
Merci à Christian Cazals ( Miscellanées)  qui m'a poussée à tenter l'aventure .
Ce récit est une fiction , librement inspirée de souvenirs personnels. 

Les illustrations sont des clichés de fragments de deux panneaux peinture-collages ( Mottelet)
 
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15 commentaires:

  1. Glups... Moi aussi, j'ai le regard rougi. C'est superbe.

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  2. Tant-Bourrin :
    merci au lecteur très assidu et enthousiaste de mes diverses petites histoires ! c'est vraiment sympa et chaleureux!!

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  3. Oui vraiment belle histoire ! Ça valait le coup de tenter le concours. Et alors, le jury était honnête (t'as gagné) ou bien acheté (t'as perdu) d:) ?

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  4. il n'y a rien eu au bout , mais suis allée quand même en sélection finale ( parisienne) , et puis c'était prévisible , y'a dans le tas des scénaristes en devenir , les 3 nouvelles primées sont de haute volée ( sans doute + branchées et dans l'esprit actuel , art et essai etc..), je les ai lues. mais ça m'a permis de mettre en forme des petits trucs éparpillés !!

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  5. Ben c'est déjà très bien, une sélection finale !

    Les jurys littéraires devraient lire à l'aveugle, comme un prof qui corrige une copie anonyme. On verrait bien si le gâteau était toujours partagé par les mêmes éditeurs d:)

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  6. Gros soupir, tu fais remonter tout un passé que je croyais à jamais oublié.

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  7. Saoulfifre: c'est anonyme et à l'aveugle et organisé par le CNC et la SACD.

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  8. Olivier: après les soupirs viennent les rires ! je trouve la nostalgie agréable à petite dose , comme une pâtisserie miniature , petite forme courte , comme ici , sinon , risque de boire la tasse dans l'océan du passé!

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  9. Bravo ! Cette rue de paradis je l'ai arpentée avec tes souvenirs, l'odeur de la poissonnerie est encore présente dans ma maison. Et c'est bien.

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  10. Bon, voilà je suis là, sortie du ciné et ça éclabousse un peu. Toute cette lumière du dehors.
    Ah les yeux de merlans...Ce sont les tiens qui brillaient !!
    Une main dans le noir au cinoche de l'adolescence cela ne s'oublie pas.
    Hum....
    Merci !
    Les décors sont plantés pour de bon, crois moi. Elle marche ton affaire !

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  11. Une promenade dans les lieux du passé accrocheuse et émouvante...on se laisse emmener sur la barque des souvenirs et la fin est (comme l'ont déjà signalé les autres) très réussie !

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  12. chère licorne, tu t'y connais en fabuleuses aventures , alors tes compliments me touchent , merci !

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  13. Hello ! super super, je m'y suis crue de retour pendant toute la lecture ! Pour moi le premier film à l'Eden, c'était "La mélodie du bonheur", avec mon frère ainé. je ne sais pas s'il s'en rappelle, mais moi oui!! et je me souviens aussi qu'il y avait toujours deux épagneuls roux là, ceux dont on dit qu'ils sont TRRRRès bêtes, qui tourniquaient devant le portail de la poissonnerie, toujours grand ouvert.
    Y'en a d'autres ( au moins 6!) qui vont apprécier, je vais m'empresser de leur transmettre ton histoire

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